« C’est plus grand que nous »

Pourquoi les amis de Lauren Smith-Fields se sont tournés vers TikTok

Le 22 janvier, la veille du jour où Lauren Smith-Fields aurait eu 24 ans, ses amis se sont réunis pour célébrer l’anniversaire d’une autre amie. Ils ont parlé, écouté de la musique. Et puis, Good Days, de SZA, a commencé à jouer.

Ray Rose, 22 ans, s’est mis à pleurer. Il a remarqué que certains de ses amis pleuraient aussi. Ray Rose a pensé que Lauren Smith-Fields ne connaissait jamais les paroles d’aucune chanson, mais qu’elle connaissait les paroles de celle-ci. C’était sa préférée.

Il est sorti et a regardé une vidéo qu’il avait faite deux semaines plus tôt, avec des clips d’eux deux pendant leurs années de secondaire. Il l’a faite pour se souvenir de Lauren Smith-Fields, qui a été retrouvée morte dans son appartement de Bridgeport, au Connecticut, le 12 décembre 2021, après un rendez-vous sur le site de rencontre Bumble. Ray Rose a décidé de publier la vidéo sur TikTok, puis a éteint son téléphone.

La vidéo compte désormais plus de 1,4 million de vues, plus de 440 000 mentions j’aime et des milliers de commentaires. On y voit Ray Rose et Lauren Smith-Fields marchant dehors par une journée ensoleillée avec des sourires débordants, chantant sur une scène et dansant à l’unisson. La chanson Good Days est diffusée en fond sonore. « Je viens littéralement de verser une larme, je n’arrive pas à y croire. Je t’aime », a écrit Ray Rose dans la légende.

Lauren Smith-Fields était une étudiante du Norwalk Community College qui voulait devenir kinésithérapeute. Sa famille et ses amis ont décrit sa personnalité comme étant vibrante et magnétique.

Sa mère, Shantell Fields, a déclaré qu’elle n’a été mise au courant de la mort de sa fille que deux jours plus tard, et qu’elle a appris la nouvelle non pas par la police de Bridgeport, mais par un propriétaire.

Elle a déclaré qu’un inspecteur avait dit à sa famille de ne pas s’inquiéter au sujet de l’homme avec qui Lauren Smith-Fields avait passé la nuit, ajoutant que c’était « un type vraiment gentil ». Son avocat a déclaré que la famille avait dû supplier la police de recueillir des preuves, notamment des draps de lit ensanglantés, trouvés dans l’appartement.

Au fil des semaines, la famille n’a reçu que peu de nouvelles, et les médias ont accordé peu d’attention à l’affaire. Les vidéos TikTok sur Lauren Smith-Fields, dont beaucoup montrent les appels à l’aide émouvants de sa famille, ont commencé à attirer de plus en plus l’attention. Ses amis ont également commencé à publier des clips montrant à quel point elle était enjouée et énergique. Et au lieu de recevoir des nouvelles du service de police, des détectives amateurs ont commencé à réaliser des vidéos dans lesquelles ils tentaient de répondre eux-mêmes aux grandes questions sur l’affaire.

Les vidéos sur Lauren Smith-Fields ont depuis recueilli des millions de vues et des centaines de milliers de commentaires. Les mots-clics #laurensmithfields et #justiceforlaurensmithfields ont été vus plus de 27 millions de fois chacun sur TikTok.

Un porte-parole de la police de Bridgeport a refusé de commenter les publications, invoquant le statut en cours de l’affaire.

Des inspecteurs suspendus

Ce n’est qu’à la fin du mois de janvier, après l’afflux de questions sur les réseaux sociaux et une marche organisée par les membres de la famille de Lauren Smith-Fields, que le maire a fait sa première déclaration publique sur l’affaire. Le bureau du médecin légiste en chef du Connecticut a ensuite publié la cause du décès de Mme Smith-Fields : une surdose accidentelle de fentanyl associée à des médicaments sur ordonnance et à de l’alcool.

Une fois ces conclusions rendues publiques, le service de police a ouvert une enquête criminelle, et l’inspecteur chargé de l’affaire Lauren Smith-Fields a été suspendu.

Les groupes de défense des femmes noires sont certains que les vidéos TikTok ont fait la différence.

« Les réseaux sociaux sont d’une importance capitale », a déclaré Dawn Rowe, présidente de Girl Vow, une association à but non lucratif établie à New York qui a récemment créé un groupe de travail pour retrouver les femmes de couleur disparues ou assassinées.

La rumeur s’est lentement répandue au sujet de Brenda Lee Rawls également. Brenda Lee Rawls, comme Lauren Smith-Fields, est une femme noire qui a été retrouvée morte à Bridgeport le 12 décembre.

Les proches de Brenda Lee Rawls disent avoir appris sa mort, à l’âge de 53 ans, non pas par la police, mais par un voisin. La cause de sa mort est toujours inconnue, et l’inspecteur qui supervisait son cas a également été suspendu.

Natalie Wilson, cofondatrice de la Black and Missing Foundation, un organisme national à but non lucratif qui s’efforce d’attirer l’attention sur les cas de personnes de couleur disparues, a déclaré que les réseaux sociaux avaient contribué à attirer l’attention sur les histoires de femmes noires mortes.

Elle a cité les cas de Sandra Bland, qui a été retrouvée pendue dans une cellule de prison après un contrôle routier en 2015, et de Breonna Taylor, une travailleuse de la santé noire qui a été tuée par la police à Louisville, au Kentucky, cinq ans plus tard.

« Nous ne pouvons pas attendre le cycle des nouvelles, nous ne pouvons pas attendre que quelqu’un donne le feu vert », a déclaré Natalie Wilson. « Nous utilisons les réseaux sociaux, et c’est efficace », a-t-elle ajouté.

Dawn Rowe a décrit les réseaux sociaux comme la seule plateforme « dont disposent les personnes de couleur pour parler de leur douleur et des échecs d’un système brisé ».

Jared Stokes, 31 ans, semble avoir posté la première vidéo TikTok sur Lauren Smith-Fields. Sa vidéo, postée le 27 décembre, mettait en avant la couverture de News 12 Connecticut, le premier média à couvrir l’histoire, en soulignant que l’homme avec qui Lauren Smith-Fields avait rendez-vous, qui était Blanc, n’avait pas été interrogé.

Il a également fait remarquer que l’affaire Gabrielle Petito, une jeune femme blanche de 22 ans portée disparue en septembre dernier et retrouvée morte étranglée, avait fait l’objet d’une attention intense, alors que l’affaire Smith-Fields a reçu comparativement peu d’attention. (Il y a, bien sûr, plusieurs différences marquées entre les deux cas, à savoir les causes de la mort et la durée pendant laquelle les familles des femmes sont restées sans nouvelles d’elles.)

« Je sais simplement que, bien souvent, les histoires de femmes et d’enfants noirs ne suscitent pas beaucoup d’intérêt. »

— Jared Stokes

Jared Stokes, qui vit dans le Maryland, a fondé une société d’éducation aux médias axée sur les affaires noires. « J’ai simplement publié ce message en me disant : “J’espère que ça va faire du bruit et que sa famille obtiendra justice.” »

La publication a décollé, et d’autres utilisateurs l’ont ensuite créditée dans leurs propres vidéos. Mais ce n’est que lorsque les amis de Mme Smith-Fields ont posté des vidéos que les spectateurs ont pu voir des aspects intimes de sa vie.

« Nous devons commencer à poster plus de vidéos parce qu’ils doivent voir comment Lauren était une personne », a déclaré Ray Rose à son groupe d’amis.

« Cela va devenir un mouvement »

Lorsque Justin Evans-Smith, le cousin de Mme Smith-Fields, a vu pour la première fois des inconnus publier des messages à son sujet sur les réseaux sociaux, il a eu mal au ventre. Mais cela lui a aussi donné l’impression que quelque chose de monumental était en train de se produire.

« C’est plus grand que nous, cela va devenir un mouvement », a déclaré Justin Evans-Smith, 24 ans.

Il a dit qu’il voyait un lien clair entre le cas de sa cousine et le mouvement plus large Black Lives Matter.

« La façon dont l’affaire de Lauren a été traitée, cela ne fait que confirmer le fait que les vies des Noirs ne sont pas traitées aussi bien que celles des autres. »

— Justin Evans-Smith

Il pense que son affaire aurait été traitée différemment par le service de police si Lauren Smith-Fields avait été une femme blanche et que la dernière personne avec laquelle elle s’était trouvée avait été un homme noir.

Il pense que son cas aurait été traité différemment par les médias, également.

Alors que News 12 Connecticut et plusieurs médias noirs ont couvert Lauren Smith-Fields et Brenda Lee Rawls en décembre, ce n’est que fin janvier que la plupart des publications nationales ont commencé à publier des articles sur ces affaires. Et le volume de la couverture médiatique n’est rien en comparaison du nombre d’articles écrits sur Gabrielle Petito.

Natalie Wilson, de la Black and Missing Foundation, pense que ce déséquilibre reflète un parti pris dans les salles de presse, dont beaucoup sont encore majoritairement blanches.

« Les gardiens ne nous ressemblent pas, ils ne racontent donc pas les histoires des Noirs et des Bruns, a-t-elle déclaré. Nous devons avoir plus de diversité, plus de diversité dans les salles de rédaction pour que nos histoires puissent être racontées. »

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